Finance alternative - La loi Pacte organise le régime juridique des ICOs

Commentaire par  Pr Jean-Marc  MOULIN

 

FINANCE ALTERNATIVE

L'Assemblée nationale a adopté le 9 octobre dernier, en première lecture, la loi Pacte dont l'article 26 est consacré à l'encadrement juridique des émissions de « jetons » sous forme d'Initial Coin Offerings.

Projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), adopté par l'AN (1re lecture), et déposé au Sénat, 10 oct. 2018

 

 

Dans cette entreprise, le débat sur la qualification juridique exacte des « jetons » n'aura pas retenu plus longuement la plume du législateur. Pourtant les questions sur ce point sont nombreuses. Comme l'a rappelé le professeur Thierry Bonneau dans cette revue (Tokens, titres financiers ou biens divers ? » : RD bancaire et fin. 2018, repère 1), la variété des tokens qui peuvent être émis paraît importante (V. la distinction entre les utility token et les security token qui comptent eux-mêmes des sous-ensemble) ; au point que l'AMF elle-même, dans les conclusions à sa consultation publique initiée en 2017 sur ce thème, et rendue publiques en février 2018 (www.amf-france.org/Publications/Consultationspubliques/Archives), ne manquait pas de relever que si la qualification des « jetons » en titres de capital ou en titres de créance semblait être exclue à titre principal, celle-ci pouvait néanmoins continuer à être envisagée dans certains cas, certes rares, mais non point inexistants où ces « jetons », notamment ceux appartenant à la catégorie des security tokens, pouvaient emprunter de nombreux caractères à l'un ou l'autre de ces titres financiers.

 

Autrement dit, l'Autorité des marchés elle-même reconnaissait qu'une analyse juridique purement formelle des tokens émis dans le cadre des ICOs n'était pas suffisante pour embrasser la famille des tokens. C'est au demeurant aujourd'hui le point de vue également partagé par le Securities and Markets Stakeholder Group (SMSG) qui a récemment commis des recommandations au profit de l'ESMA (www.esma.europa.eu/search/site/ICO) l'invitant à initier une réflexion sur le cadre réglementaire des ICOs et des tokens du point de vue des directives MIFID II, prospectus et abus de marché, dès lors que ces « jetons » sont transférables et non point à usage exclusif avec leur émetteur. Nul doute que le débat sur la qualification juridique de ces nouveaux produits financiers n'est pas clos.

 

Mais, le raisonnement mené par l'AMF conduisait moins à s'interroger sur la qualification juridique véritable de ces nouveaux instruments de financement des sociétés et notamment des start-up à peine constituées ou en cours de constitution, qu'à élaborer un régime juridique propre à donner un minimum de sécurité aux investisseurs qui souhaitent « souscrire » (c'est le vocabulaire utilisé par le législateur) ce type de produit. Non point qu'en l'absence d'un tel régime construit sur mesure l'on soit conduit à dresser le constat d'un vide juridique ; comme cela a été montré (V. A.-S. Choné-Grimaldi, Les contraintes du droit des obligations sur les opérations d'ICO : D. 2018, p. 1171) le droit commun des contrats permet d'appréhender nombre des aspects de l'opération d'émission de jetons au moins en ce qui concerne les relations entre les parties à l'émission. Mais, faute d'une réglementation spécifique, les opérateurs et leurs conseils, refusant l'application du droit financier commun, ont élaboré et suivi de simples « bonnes pratiques de place », à l'exception des règles relatives à la lutte contre le blanchiment d'argent sale incontournables pour espérer ouvrir un compte bancaire chez un prestataire. L'avantage d'une réglementation ad hoc en cette matière est qu'elle permet d'accueillir un nouvel instrument de financement tout en servant des objectifs classiques en matière financière : la protection des investisseurs et la supervision, même minimale, d'une autorité publique. La qualité du droit y perd assurément mais ce nouvel étalon qu'est l'efficacité économique ne s'encombre pas de détails.

 

Cette approche consistant à partir d'un régime juridique souhaitable pour encadrer une nouvelle pratique de marché qu'il convient de sécuriser sans la décourager par un excès de poids réglementaire est parfaitement à l'œuvre dans l'article 26 du projet de loi Pacte. En effet, suivant les réflexions de l'AMF qui considère que les ICOs peuvent être considérées comme des biens (car susceptibles d'être appropriées et qui présentent une certaine utilité économique permettant leur circulation) tout en tenant compte des remarques de la doctrine à ce propos (V., Th. Bonneau, art. préc.) et de certaines réponses à la consultation publique, les promoteurs du projet de loi Pacte ont décidé de rapprocher l'émission de jetons par des porteurs de projets en quête de financement de l'intermédiation en biens divers tout en les distinguant, faute pour les ICO de satisfaire parfaitement aux conditions existantes justifiant l'application de la réglementation propre aux biens divers.

 

Ainsi, le titre V du livre V du Code monétaire et financier s'intitulerait désormais « Intermédiaires en biens divers et émetteurs de jetons » et se composerait de deux chapitres, le premier (C. mon. fin., art. L. 551-1 à L. 551-5) consacré aux intermédiaires en biens divers qui reprend les dispositions qui figurent aujourd'hui aux articles L. 550-1 et suivants du même code, et un second chapitre, nouveau, composé des articles L. 552-1 à L. 552-7, dédié exclusivement aux émetteurs de jetons. Ainsi, l'article introductif de ce nouveau chapitre précise que les dispositions qu'il contient ne s'appliquent qu'aux émetteurs « qui procède à une offre au public de jetons et qui sollicite un visa de l'Autorité des marchés financiers ». Autrement dit, et comme le souhait en avait été exprimé lors des discussions et consultations précédant l'élaboration du projet de loi Pacte, la France se dote en ce domaine d'un régime optionnel puisque les émissions de jetons réalisées sans offre au public comme celles réalisées avec offre au public mais sans que le visa de l'AMF n'ait été sollicité échapperont aux dispositions du Code monétaire et financier et relèveront du droit commun. Ce que confirme au demeurant la lecture de l'alinéa 1er du nouvel article L. 552-4 du Code monétaire et financier qui dispose que « préalablement à toute offre au public de jetons, les émetteurs peuvent (souligné par nous) solliciter un visa de l'Autorité des marchés financiers ». C'est donc un choix délibéré, commandé en partie par le caractère parfois transfrontalier des opérations d'ICOs impliquant de nombreux pays et systèmes juridiques concurrents (lex societatis, lex bursa, lex contractus...) difficile à rendre compatible en l'absence de réglementation internationale sur ce thème. L'introduction d'un tel système optionnel doit, selon les termes mêmes de l'exposé des motifs du projet de loi, permettre de « favoriser les acteurs légitimes », d'autoriser l'AMF à dresser « une liste blanche » des offres visées sur son site internet et, ainsi, d'opérer une discrimination positive à l'égard des émetteurs qui se soumettront volontairement à la réglementation nouvelle (par ex., BpiFrance a annoncé qu'elle ne participerait qu'aux ICOs ayant reçu le visa de l'AMF). Celle-ci s'apparente donc à une sorte de labellisation de certaines ICOs qui seront menées en France. En réalité, il conviendra de distinguer les ICOs réservées à un nombre limité d'investisseurs (ICOs fermées) dont le nombre sera fixé par le Règlement Général de l'AMF (C. mon. fin., art. L. 552-3, al. 2), les ICOs réalisées par voie d'offre au public mais pour lesquelles le visa de l'AMF n'aurait pas été sollicité et/ou obtenu et, enfin, les ICOs ayant sollicité et obtenu ce visa. Espérons que les investisseurs s'y retrouveront.

 

Pour les besoins de cette réglementation nouvelle, constitue un jeton tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé (Distributed Ledger Technology) permettant d'identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien (C. mon. fin., art. L. 552-2). Ainsi, se trouvent définis les jetons qui seront émis et transmis en France au moyen de la Blockchain, système innovant de transfert de biens et droits qui a été introduit en France à l'occasion de l'accueil des « minibons » en matière de financement participatif (autre instrument original de financement de projet) par l'ordonnance n° 2016-520 du 28 avril 2016. Il reste qu'à suivre cette définition, même limitée quant à son champ d'application, ces biens de nature incorporelle (matérialisés par une inscription) que sont les jetons, représentent un ou plusieurs droits certainement contre l'émetteur même si cela n'est pas précisé par la loi. À la différence des dispositions relatives aux intermédiaires en biens divers, il ne s'agit donc plus ici de réglementer le transfert de droits sur des biens mobiliers ou immobiliers mais d'organiser la souscription, la détention et le transfert de biens qui représentent des droits ; de là à ce que cette « représentation » soit analysée comme une « incorporation » des droits qui sont attachés aux jetons et la notion de titre pourrait poindre à nouveau. Les catégories juridiques ont décidément la vie dure.

 

Au-delà, le projet de loi prévoit que dès lors qu'un émetteur proposera au public de souscrire des jetons, il pourra solliciter un visa délivré par l'AMF. De manière assez classique, l'émetteur devra établir un document destiné à donner toute information utile au public sur l'offre proposée et sur lui-même (C. mon. fin., art. L. 552-4, al. 2) ; nul doute que les dispositions du règlement général de l'AMF qui viendront préciser le contenu précis de ce document d'information s'inspireront largement des whitepaper qui sont aujourd'hui édités par les émetteurs de « jetons ». Le projet de loi précise aussi, que le document d'information et les communications à caractère promotionnel relatives à l'offre au public présentent un contenu exact, clair et non trompeur et permettent de comprendre les risques afférents à l'offre. Il est renvoyé au règlement général de l'AMF le soin de préciser les modalités de la demande de visa préalable, les pièces nécessaires à l'instruction du dossier et le contenu du document d'information. C'est là que la compétitivité recherchée de la France en matière d'ICOs prendra sa vraie dimension car si les exigences de l'AMF sur ce point s'avéraient trop lourdes il y a fort à parier que ce régime juridique nouveau resterait largement lettre morte. Toutefois, la loi prend soin d'exiger que certaines garanties minimales soient présentes et vérifiées :

  • que l'émetteur soit constitué sous la forme d'une personne morale établie ou immatriculée en France (faute de réglementation transnationale à ce jour) ;
  • qu'il mette en place tout moyen permettant le suivi et la sauvegarde des actifs recueillis dans le cadre de l'offre (notamment par l'instauration d'un compte séquestre qui a pu être parfois le compte CARPA du Barreau de Paris ; à cet égard, la loi permet aux émetteurs de jetons qui auront reçu le visa optionnel de l'AMF de bénéficier des dispositions relatives à l'accès non discriminatoire aux comptes de dépôt et de paiement – mon. fin., art. L. 312-23 mod.);
  • qu'il participe à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (C. mon. fin., art., L. 561-2, 7° ter mod.), les banques françaises étant à ce jour peu enclines à recevoir des crypto-monnaies qui pourraient être échangées contre des fonds douteux, conduisant de nombreux opérateurs à situer leurs comptes à l'étranger.

 

Par ailleurs, c'est encore au règlement général de l'AMF que renvoie le projet de loi (C. mon. fin., art. L. 552-7) pour informer les souscripteurs des jetons des résultats de l'offre et, le cas échéant, de l'organisation d'un marché secondaire des jetons. Il appartiendra enfin à l'AMF de veiller à ce qu'après l'apposition de son visa, pendant toute la période de souscription qui peut parfois être assez longue, l'offre continue de présenter les mêmes caractéristiques que celles qui ont conduit à la délivrance du visa et qu'elle continue d'offrir aux souscripteurs les mêmes garanties. À défaut, l'AMF sera autorisée à ordonner qu'il soit mis fin à toute communication concernant l'offre faisant état de son visa, voire à retirer son visa soit à titre définitif soit jusqu'à ce que l'émetteur satisfasse de nouveau aux conditions du visa. Enfin, il est prévu que pour le cas où une personne viendrait à diffuser des informations comportant des indications inexactes ou trompeuses concernant la délivrance du visa, sa portée ou ses conséquences, l'Autorité de marché pourra faire une déclaration publique mentionnant ces faits et les personnes responsables de ces communications sans préjudice des poursuites qui pourraient être diligentées contre ces mêmes personnes pour diffusion de fausse information. Aujourd'hui conçues dans un cadre légal et réglementaire très vague que viennent préciser et compléter de bonnes pratiques de place, la réglementation à venir des ICOs se veut à la fois optionnelle et souple ce qui tend à répondre positivement à la demande pressante des opérateurs.

 

Il reste que le nouveau dispositif tendant à favoriser l'émission d'ICOs en France est conçu restrictivement ratione materiae comme ratione personae. De nombreuses questions restent en suspens telle la question de la comptabilité des tokens ou encore celle de leur traitement fiscal (produits constatés d'avance pour la société ; échange avec ou sans plus-value taxable pour le souscripteur ; application ou non de la TVA, bénéfice ou non de la théorie du « lien direct » ou encore des dispositions de la directive (UE) 2016/1065 du Conseil du 27 juin 2016 modifiant la directive 2006/112/CE, dite « Voucher », en ce qui concerne le traitement des bons). Il n'en demeure pas moins qu'à l'instar de réglementations financières récentes, tel le financement participatif (V. sur cette stratégie, J.-M. Moulin, Le financement participatif ou crowdfunding, in Droit de la finance alternative : éd. Bruylant, 2017, p. 52), l'édifice réglementaire nouveau qui prend forme sous nos yeux pourrait être appelé à évoluer (très) rapidement au gré des besoins des émetteurs et des professionnels qui la portent sur les fonts baptismaux. Dans tous les cas, l'intronisation des « jetons » dans le panel des instruments alternatifs du financement de projets après la réception du financement participatif et le relèvement du seuil au-delà duquel les émetteurs doivent aujourd'hui administrer et publier un prospectus soumis au visa de l'AMF (C. mon. fin., art. 411-2, I, 1° : AMF règl. gen., art. 211-,2. – AMF, communiqué 20 juill. 2018 et Instr. DOC-2018-07, Informations à fournir aux investisseurs dans le cadre d'une offre ouverte au public d'un montant inférieur à 8 millions d'euros) interrogent sur l'émergence progressive d'une finance de l'ombre (V. dans le même sens, Th. Bonneau, préc.) et sur le risque systémique qu'elle pourrait faire courir au système financier global. Mais, lorsque nécessité fait loi...

Mots clés : Initial Coin Offerings. - Tokens. - Projet de loi Pacte. - ICOs

 

 Revue de Droit bancaire et financier n° 1, Janvier 2019, comm. 32 

 

© LexisNexis SA